La forêt naturelle pour modèle agricole ? (éditorial de BFT, n° 333)

L’idée s’enracine parfois dans nos pensées : l’agriculture serait à réinventer selon le modèle des écosystèmes forestiers naturels. Dans le sillage du biomimétisme, copier ces derniers devrait être envisagé comme nécessairement bon. Et puisque nous avons appris à cultiver la forêt, il conviendrait en retour de forestiser l’agriculture.

L’harmonie, la durabilité, la complémentarité entre sujets, jeunes ou vieux, semblent en effet prévaloir au sein des forêts sauvages et spontanées. Chacun peut y trouver sa place. De quoi rêver… La conciliation y semble même souveraine, puisque nombre de plantes herbacées, observe-ton, survivent et prospèrent au voisinage des géants. Partout, les racines se rencontrent, s’interconnectent par le truchement des réseaux mycéliens, puissants intégrateurs des communautés végétales. Tout semble au service de l’autre.

Aussi les agro-écologues voient-ils immanquablement dans la forêt naturelle une source d’inspiration, et parfois plus encore, un état vers lequel tendre. Ils retiennent au moins quatre grandes caractéristiques des systèmes forestiers, que la recherche agronomique gagnerait à mieux investir à leurs yeux.

Tout d’abord, comment avoir si longtemps sous-valorisé ces inépuisables symbioses souterraines opérant aux confins des rhizosphères, foisonnements de bactéries, profusions de mycéliums, indéfinis édifices racinaires ? Tout cela s’épaule mutuellement, se prolonge l’un en l’autre, tant fonctionnellement qu’ontologiquement. Dans un sol forestier, rien ne sait exister autrement qu’en mode communautaire. Même sur sols très pauvres, les forêts tropicales abritent dès lors une profusion d’espèces végétales, sans limite de taille, indiciblement entremêlées. La sobriété y est reine. Mais comme on sait, en parcelle agricole conventionnelle, nous ne retrouvons rien de tout cela. Les microorganismes y sont remplacés par des intrants inertes, coûteux, polluants, mais médiocrement performants. Le plus souvent, les champignons du sol sont détruits par les fongicides. De manière paradoxale, il faut bien reconnaître que l’agriculture conventionnelle a échoué à tirer pleinement parti du vivant.

La forêt naturelle, c’est aussi ce vaste agencement structural, complexe et multiforme, riche de complémentarités et de parcimonie dans l’usage des ressources. Cela vaut à tous les étages aériens ou souterrains : tout semble confluer vers un partage harmonieux. Les écarts thermiques y sont régulés, le contrôle de l’érosion hydrique y est assuré par le seul effet d’une grouillante présence vivante. Les produits volatiles émis par tous, multipliant les noyaux de condensation de la vapeur d’eau, sont autant de faiseurs de pluie. Toutes choses qu’une fois encore, l’agriculture conventionnelle, ancrée dans les modèles monoculturaux, hélas ignore. Il est donc tentant de considérer que pour un design optimal d’une parcelle agro-écologique, rien ne saurait équivaloir le dispositif même d’une forêt naturelle.

La forêt naturelle, c’est également une résistance farouche et permanente aux intrusions indésirables, aux tentatives de « bioagression ». Pour les ravageurs et les pathogènes, la vie n’y est guère rose. Passer d’une plante hôte à une autre au sein d’une forêt naturelle tient déjà du parcours du combattant. Mais les stress hydriques ou les carences minérales, si favorables aux intrusions d’insectes, y sont atténués par le jeu de mutualismes souterrains. Le peuplement biologique souterrain, intensément actif, atténue quant à lui les carences en soufre ou oligoéléments, et rend les plantes moins vulnérables aux agents pathogènes. Là encore, rien de bien commun avec l’agriculture conventionnelle, qui n’a guère de rempart à opposer aux convoitises importunes, hormis celui des pesticides.

Enfin, et cela n’a rien de mineur, toute forêt naturelle s’auto-construit et s’auto-recycle, sans intervention externe. Elle est autosuffisante, pratiquement autonome, capable d’ajuster – tant bien que mal – ses trajectoires aux changements environnants. Elle se modifie au gré des flux de matière, d’information, d’énergie, d’êtres vivants toujours disposés à infléchir leur propre cheminement. Tantôt elle se reconstitue, tantôt elle se transforme, en suivant des voies imprévues. Mais toujours, pour peu que rien ne la perturbe trop fortement, elle se maintient. En agriculture conventionnelle, il faut en revanche toujours tout recommencer, tout apporter et tout extraire, et ce faisant, déconstruire, désassembler, voire dilapider les fruits du passé, empiéter parfois brutalement sur le futur…

Oui, la forêt naturelle ne peut faire que rêver les agro-écologues. Mais si elle se révèle intrinsèquement économe, merveilleusement sobre et performante, elle ne saurait être envisagée comme un modèle injonctif auquel il conviendrait que l’agriculture se soumette tout à fait. Il n’est pas toujours judicieux de prendre la nature pour modèle. D’autant que pour doubler la production agricole d’ici 2050, il faudra réaliser des concessions, et fonder de nouveaux modes de production agricole qui soient productifs, durables, mais aussi nécessairement intensifs. Il faudra créer de nouvelles niches trophiques et poursuivre l’artificialisation du monde. Les paysages ruraux, les parcellaires agricoles et les agroécosystèmes de demain s’éloigneront donc très vraisemblablement de nos représentations forestières.

Faut-il le regretter ? S’inspirer des forêts n’est pas devoir les mimer. Embourbée dans des voies bien incertaines, voire périlleuses, l’agriculture est certes à réinventer. À l’évidence, elle doit beaucoup mieux apprendre du formidable « vivre ensemble » dont témoignent les forêts. L’ensemble du monde vivant ne s’en portera que mieux. Mais l’agriculture à venir, qui ne pourra être que durable, mais aussi fortement productive, ne s’ajustera probablement jamais à notre imaginaire forestier. Et ce ne sera pas nécessairement un échec.

Editorial du n° 333 de Bois et Forêts des Tropiques

Published: 19/12/2017