A la source de la déforestation et des pandémies, il y a une incapacité dramatique à entrevoir la misère d’une partie de la population mondiale

C’est la précarité rurale qui conduit les agriculteurs à convertir les forêts en terres agricoles et qui est à l’origine des zoonoses, expliquent dans une tribune au « Monde » les chercheurs en écologie Jean-Marc Roda et Jacques Tassin, pointant « l’insolidarité de masse » à l’égard de ces populations.

Tribune. Assurément, les forêts se portent mal. Une étude récente conduite par le Joint Research Centre (JRC), publiée dans la revue Science Advances le 5 mars, révélait des données accablantes. Les forêts tropicales humides ont reculé de 220 millions d’hectares dans les trente dernières années, et la déforestation en zone intertropicale a été sous-estimée d’environ 30 % sur le seul continent africain. Les forêts tropicales humides, qui abritent la moitié des espèces de plantes et d’animaux connues, couvrent moins de 10 % des terres émergées. Les services écologiques que rendent ces forêts s’évanouissent avec elles.

Pourtant, les causes premières de la déforestation mondiale ne sont toujours pas regardées en face. Or, les forêts tropicales disparaissent principalement sous le fer et le feu d’agriculteurs en quête de terres. La précarité rurale et l’insécurité foncière sont les origines premières de ce phénomène mondial. Au Brésil, il s’est longtemps agi de donner aux paysans sans terres des terres sans paysans, cela en convertissant les forêts en terres agricoles.

En Afrique, les paysans en situation de dénuement foncier, privés de tout titre de propriété, n’ont d’autre choix que de défricher pour disposer d’un lopin de terre. La précarité des populations rurales, vouées de surcroît à devoir prélever dans les formations boisées le bois de cuisson ou de chauffe dont leur survie dépend, représente le maillon originel de cette chaîne dévastatrice.

La peste naît de l’insalubrité rurale

Or, c’est cette même précarité rurale que l’on retrouve à la source des zoonoses. C’est d’elle que résultent en effet, en grande partie, les épidémies susceptibles de s’étendre à une échelle mondiale. Nous savons que depuis 1347, la peste naît et renaît de l’insalubrité rurale. Le virus Ebola s’est propagé à la suite de la consommation de viande prélevée sur des animaux malades par des braconniers en situation de survie. Il en est vraisemblablement de même du virus du sida, apparu au Cameroun au début du XXe siècle à la faveur de la consommation de chimpanzés infectés.

La fièvre de Lassa se propage elle-même dans les foyers ruraux les plus pauvres. Les zoonoses proviennent de mises en contact d’animaux infectés avec des populations souffrant de dénutrition et pénalisées par une santé déjà déficiente. Elles ne sont donc pas le produit direct de la déforestation, comme on le prétend parfois. S’il est un lien entre cette dernière et les zoonoses, c’est celui de leur origine commune.
« Il y a lieu de croire que l’éradication de la pauvreté n’est pas pour demain. C’est pourtant là la clé d’un devenir commun entre forêts et humains »

Nous partageons avec les forêts « une communauté de destins », déclarait en 2011 l’Organisation internationale de la francophonie. Nous redécouvrons avec l’épidémie de Covid-19 engendrée par le SARS-CoV-2 que cela vaut aussi pour notre santé. Selon une règle immuable du vivant, la mise en contact d’êtres vulnérables, que ce soient des animaux sauvages, des animaux domestiques ou des êtres humains, tient toujours du cocktail mortifère. Elle débouche même parfois sur des recombinaisons virales ou bactériennes désastreuses pour la santé de l’ensemble de la population humaine mondiale. Si l’on doit craindre de nouvelles épidémies dans l’avenir, c’est parce qu’il y a lieu de croire que l’éradication de la pauvreté n’est pas pour demain. C’est pourtant là qu’est la clé d’un devenir commun entre forêts et humains.

Il n’est pas certain, hélas, que les historiens de demain, se penchant sur la mise au point de vaccins et sur le déploiement des campagnes de vaccinations en cours, y entreverront la marque d’une solidarité mondiale. Ils ne manqueront pas d’observer plutôt qu’aux Etats-Unis, les Afro-Américains, qui ne gagnent que les deux tiers de ce que gagne la moyenne des Américains (Le Monde, 16 septembre 2020), ont été les premières victimes du SARS-CoV-2 et ont contribué à l’ancrer dans le territoire.

Sans doute étudieront-ils avec le même intérêt les statistiques de la mortalité atypique en Seine-Saint-Denis lors de cette même pandémie. Certainement s’interrogeront-ils tout autant sur l’indigence des campagnes de vaccination dans les pays du Sud, peu soutenues par ceux du Nord.

Pas de « complot » de la nature

Il serait absurde d’interpréter le virus du SARS-CoV-2 comme une vengeance de la nature à notre égard. Au printemps 2020, des prosopopées de ce type circulaient sur Internet, donnant la parole à un pangolin vengeur déterminé, par le truchement d’un virus, à faire rendre gorge à une humanité dévastatrice.

Les épidémies ne sont pas l’expression d’un complot de la nature dirigé contre l’humain. Il est tout aussi déplacé de laisser croire que les zoonoses résultent directement de la déforestation. Non seulement aucun lien direct n’est scientifiquement établi dans ce sens, mais une telle assertion occulte les conditions premières de leur émergence : la précarité des populations rurales vivant aux confins des forêts tropicales et, plus en amont, l’insolidarité de masse à leur égard.

Il est toujours indécent de recouvrir « la clameur des pauvres sous la clameur de la Terre », écrivait le pape François dans l’encyclique Laudato’si. Il n’y a, à la source de la déforestation et des pandémies en cours, qu’une terrible nonchalance de notre part, une incapacité dramatique à entrevoir la misère d’une grande partie de la population mondiale.
Peut-être le SARS-CoV-2 nous conduira-t-il à opérer une révolution mentale encore jamais conduite à l’échelle planétaire. Cela suppose toutefois que nous menions une tout autre guerre que celle qui nous occupe actuellement. Il y va d’une vaste communauté de destins.

Jean-Marc Roda, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et détaché à l’université Putra Malaysia à Kuala Lumpur, est spécialiste de la complexité de l’exploitation des ressources naturelles par les sociétés humaines.

Jacques Tassin, chercheur en écologie forestière au Cirad, est spécialiste des invasions biologiques. Il est l’auteur de Penser comme un arbre (Odile Jacob, 2018).

Publiée : 30/03/2021