Le mécanisme REDD+ sur la forêt : la logique des marchés volontaires gagne du terrain face à l’ambition d’une régulation onusienne

Une contribution d'Alain Karsenty et Gabriela Simonet sous forme de post de blog sur le site du journaliste spécialisé Pierre Lefèvre, dédié à la préparation de la CoP 21.

Le texte ci-dessous est repris du blog de Pierre Lefèvre : http://www.lefevre.international/

 Il y a quelque chose d’extraordinaire à entendre des commentateurs annoncer que la négociation REDD+ (Réduction des émissions liées à la déforestation et la dégradation des forêts dans les pays en développement) est terminée, qu’un accord a été trouvé lors des négociations climat à Bonn pour que REDD+ soit opérationnel. D’abord, cela fait 5 ans qu’on annonce qu’un accord a été trouvé sur REDD+ (depuis Cancun…), et  on se demande encore ce qui restait à négocier. Il est frappant de lire ensuite dans les détails des sites spécialisés (et les décisions publiées à Bonn) qu’un accord historique à négocier a bien été trouvé (« REDD+ is finished »), mais … qu’il reste encore beaucoup de choses à résoudre pour que le mécanisme soit opérationnel. 
Sur trois points les choses ont avancé depuis Varsovie :
·         « L’approche conjointe d’adaptation et d’atténuation » et son corollaire, les bénéfices non carbones, constituaient deux thèmes ardemment défendus par la Bolivie qui est opposée à une approche « marché carbone », et qui demandait que les pays puissent être rémunérés pour la conservation de la biodiversité, du cycle de l’eau et le rôle socio-culturel des forêts. Les bénéfices non-carbones étaient considérés avec intérêt par les pays d’Afrique centrale qui s’inquiètent de ne pas bénéficier suffisamment de REDD+ au vu des taux relativement peu élevés de déforestation qui les caractérisent. Les pays demandaient un guide méthodologique pour faire valoir ces bénéfices. L’accord prévoit que l’approche bolivienne puisse être adoptée par les pays qui le souhaitent et renvoie au Fonds Vert pour le Climat pour le financement, Fonds qui est très loin d’être doté des 100 milliards de dollars par an que prévoit l’accord de Copenhague.  Quant aux bénéfices non carbone, l’accord de Bonn renvoie à de vagues lignes directrices, sans aller jusqu’à prétendre proposer des méthodes d’évaluation.
·        La question des «clauses de sauvegardes » (sociales, environnementales…) restait un point de tension Nord-Sud, les pays du Sud considérant que les minimum requis étaient excessifs et très coûteux. L’accord de compromis renvoie très largement aux « circonstances nationales » et laisse une grande marge de manœuvre aux gouvernements pour agir « de manière appropriée » (« as appropriate ») dans la novlangue des négociateurs.
·         Quant à la question du financement, la logique du « libre-service » qui prévaut depuis Copenhague a simplement été poussée jusqu’au bout : les pays pourront choisir de passer par le marché ou par d’autres canaux (par exemple le Fonds Vert pour le Climat, ce qui était déjà acté depuis Varsovie). Cela veut dire que le la logique du marché volontaire s’étend dorénavant à la sphère des accords inter-Etats, et que les accords bilatéraux tels que ceux que la Norvège a conclus avec le Brésil (achat à 5$ la tonne de CO2 équivalent pour la réduction de la déforestation dans le biome amazonien – avec une convention de 100 t de carbone stocké par hectare boisé) seront « officiellement reconnus » (pourvu que  les règles de l’UNFCCC (Convention-Cadre des Nations-Unies pour le Changement Climatique) pour REDD+ soient respectées). À condition qu’il y ait des acheteurs. Le marché carbone de l’UE est, au moins jusqu’en 2021, fermé à tout type de crédits forestiers. Comme pour l’heure  aucun accord global de type « cap & trade » n’est envisageable à Paris, et que, fragmentation du régime climatique oblige,  les marchés carbone se multiplient sur des bases nationales voire sous-nationale (Chine, Brésil…), ce seront les autorités de ces marchés qui décideront dans quelle mesure elles permettront aux entreprises assujetties d’acheter des crédits REDD+ pour remplir une partie de leurs objectifs, comme c’est actuellement le cas en Californie. Cela dit, on ne voit pas très bien pourquoi ces marchés imposeraient d’acheter des crédits REDD+ « UNFCCC » plutôt que des crédits REDD+ « volontaires », étant donné que la frontière entre marché volontaire et marchés « de conformité » s’estompe. Sauf si, et ce sera peut-être la seule raison, cela permet aux pays qui doivent encore déposer leurs contributions volontaires (INDCs) de se prévaloir, le cas échéant, de l’achat futur de crédits REDD+ pour réaliser leurs engagements volontaires. 
Il reste également à envisager tout ce qui n’a pas été abordé… La question importante de la non-permanence, qui accompagne les discussions sur les forêts dans la négociation climat depuis le milieu des années 1990… L’expérience des « crédits temporaires » dans le MDP ayant été un échec cuisant, il est probable que l’on demandera des « buffers » (retenue d’une partie des crédits d’une période sur l’autre) qui ne garantiront en rien une véritable permanence des choix politiques concernant l’usage des terres. L’articulation (nested approach) entres les résultats « juridictionnels » (grande région, État fédéral – l’échelle à laquelle se feront dorénavant la plupart des « projets REDD+ ») et le niveau national n’a pas été discutée : que se passe-t-il en termes de délivrance des crédits si la déforestation baisse au niveau juridictionnel et s’accroît au niveau national ? La question des fuites » de carbone entre pays ou juridictions ne manquera pas de s’inviter dans les débats à une étape ultérieure. Il reste également la question du MRV (Monitoring, Reporting & Verification). Les pays du Sud ayant obtenu de rester maîtres des conditions d’œuvre de leurs propres MRV, il faudra que ces systèmes soient opérationnels pour que l’UNFCCC valide les transactions qui se seraient opérées entre un acheteur et un vendeur (État ou juridiction). Or, mis à part le Brésil, pratiquement aucun pays du Sud ne dispose de systèmes de MRV corrects.  
Enfin, ce sont les pays qui doivent proposer leurs « niveaux de référence », et beaucoup proposeront des scénarios de déforestation future dits « business-as-usual », qui seront très largement arbitraires et, de toute façon, invérifiables (puisque si REDD+ est mis en œuvre, ce scénario « contrefactuel » ne se réalisera pas). Les experts engagés par l’UNFCC pourront les examiner mais pas les remettre en cause, ni émettre des doutes sur les politiques proposées pour les atteindre. La crédibilité des réductions annoncées pourrait ainsi être questionnée. 
Au bout du compte, l’hybridation entre le mécanisme REDD+ pensé dans le cadre des marchés de conformité (régulés par l’UNFCCC, sur un fond de logique « cap& trade ») et les initiatives REDD+ diverses que l’on trouve  sur les marchés volontaires est frappante. Cela permet un « accord » qui laissera aux différents acteurs la possibilité de conclure des arrangements REDD+ … qui ne les contraignent pas trop. REDD+ est à l’image du régime climatique actuel issu de l’échec de Copenhague : fragmenté, et inefficace au regard des ambitions nécessaires.

Publiée : 25/06/2015